JBC-Lab #9
20/11/2020
Alexey Mayorov
6 min.
Le Haut-Karabakh : vers une évolution des rapports de force dans la région du Grand Caucase ?
Depuis une dizaine d’années, avec la fin du conflit géorgien, la Russie a réussi à conserver sa position d’Etat-clé vers lequel se tournent les Etats périphériques du Sud-Caucase. Toutefois, les ressources économiques et militaires des autres puissances régionales ont évolué au fil de la décennie, leurs ambitions venant contrecarrer la volonté russe d’y créer les conditions d’une paix armée durable. Ainsi, le ravivement du conflit dans le Haut-Karabakh, précédé par des changements politiques en Arménie (cf. Révolution de Velours), des provocations permanentes aux abords de la zone disputée et un Azerbaïdjan s’étant préparé et armé chez plusieurs pays en même temps, remettent en cause le rôle de la Russie en tant qu’acteur central et garant de stabilité dans le Caucase du Sud d’abord, et le Caucase du Nord par la suite.
A quel point le conflit du Haut-Karabakh peut-il engendrer le recul des positions russes dans le Grand Caucase ?
La pandémie du coronavirus a fortement fragilisé les économies et bouleversé les équilibres mondiaux, exacerbant les tensions régionales et accélérant l’éclatement de conflits à tous les niveaux. Toutefois, le conflit du Haut-Karabakh est un cas particulier, et n’est pas seulement le fruit d’un soudain regain de tension. Il s’agit là d’une action planifiée et coordonnée, visant à sortir d’un statu quo incertain, permettant à l’Azerbaïdjan et à son allié turc de gagner de nouvelles positions dans la région. Mais cette conquête est également une tentative d’éviction ou du moins d’affaiblissement régional de la Russie, qui jouit d’une influence persistante dans le Caucase.
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En effet, en regardant de plus près les manœuvres qui ont précédé la reprise des combats dans la zone, on remarque que la préparation des troupes azéries à l’offensive précédait largement le 27 septembre, jour J du début des hostilités. Depuis quelques années, l’achat d’armement offensif auprès de la Russie, de la Turquie et d’Israël, ainsi que la mise en place de programmes et exercices militaires conjoints entre la Turquie en Azerbaïdjan, permettent aisément de déduire les positions et les objectifs poursuivis par chaque acteur dans la région. Le transport de milices pro-turques depuis la Syrie vers l’Azerbaïdjan, quelques jours avant le lancement des hostilités, n’a fait que confirmer les velléités conflictuelles du président Aliev.
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Le Haut-Karabagh : territoire disputé au cœur d’un grand mouvement de déstabilisation géopolitique
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La Russie, souhaitant conserver son influence hégémonique dans le Caucase, espère revenir à une situation de paix armée, sans interférence de la Turquie, qui se veut elle aussi être un acteur incontournable. Cette hégémonie, notamment héritée de l’époque soviétique, s’applique aussi bien à l’Arménie qu’à l’Azerbaïdjan. Les deux belligérants sont en effet tributaires de la Russie à bien des égards : en tant que fournisseur de matériel d’un côté, de force militaire supérieure capable de s’interposer d’un autre, et de partenaire commercial privilégié pour couronner le tout.
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De plus, l’hégémonie russe dans le Caucase du Sud est un facteur important de stabilité dans le Caucase du Nord, territoire russe encore aujourd’hui en proie au risque terroriste. Ceci explique donc la position russe actuelle, qui cherche à préserver sa neutralité dans un conflit qui oppose deux pays encore satellites, qui pour les deux ont tendance à changer d’orbite d’influence. Avec la fin des hostilités, la perte du contrôle du Karabagh par l’Arménie et l’entrée des troupes russes sur le champ de bataille en tant que gardiens de la paix, la neutralité russe dans le conflit semble toujours plus friable. L’hésitation persistante de la Russie à prendre politiquement parti dans ce conflit contraste de surcroit avec le soutien indéfectible de la Turquie aux azéris . Alors que le positionnement pro-turque fait aujourd’hui largement consensus parmi les élites politiques et économiques Azerbaïdjanaises, la Russie devra donc prendre position très rapidement, au risque de perdre complétement la main sur la Caucase du
Sud.
Pour ce qui est de la Turquie, ses ambitions vont à l’encontre de la volonté russe de préserver une paix armée. Depuis la tentative de coup d’état militaire avortée en 2016, la Turquie a accéléré le processus d’expansion de son influence dans les pays limitrophes et culturellement proches. Renforçant ses positions via des accords divers, cette dernière cherche particulièrement à récupérer l’Azerbaïdjan dans son giron, pour des raisons culturelles et religieuses mais surtout pour des raisons géostratégiques.
En renforçant sa proximité avec l’Azerbaïdjan, important exportateur régional d’hydrocarbures, la Turquie poursuit sa volonté de sécuriser et diversifier ses importations énergétiques. La reprise du conflit auparavant gelé au Karabakh est donc en grande partie un prétexte permettant de renforcer la loyauté de l’Azerbaïdjan à la Turquie. Ayant rapidement repris des territoires auparavant arméniens, Bakou sait aujourd’hui qu’il peut compter sur la Turquie pour l’accompagner vers une résolution favorable du conflit. De plus, le recul des positions russes dans le Caucase du Sud, conséquence directe du conflit, est une aubaine pour la Turquie, qui peut espérer reprendre les positions abandonnées.
Un autre facteur d’instabilité pour la Russie serait l’hypothétique vague de réfugiés arméniens pouvant suivre une reprise en mains par Bakou des territoires convoités du Haut-Karabagh. A ce titre, le précédent du Kosovo est un bon exemple. L’OTAN et la Russie étaient là-aussi intervenus en tant que gardiens de la paix, et près de 250 000 réfugiés avaient quitté la région en quelques mois, par peur des représailles du nouveau pouvoir et des locaux.
Cette hypothétique vague de réfugiés arméniens irait logiquement s’installer en majorité dans la région limitrophe, le Caucase du Nord, ce qui pourrait également conduire à de nouveaux conflits entre les arméniens et les populations locales. De plus, le risque d’une telle vague de réfugiés par des sympathisants djihadistes n’est pas à exclure, ceux-ci pouvant chercher à pénétrer sur le territoire russe et ainsi renforcer les positions terroristes au sein de l’Emirat du Caucase. Le regain de tensions dans le Haut-Karabagh soulève de nombreux enjeux, qu’ils soient militaires, géopolitiques mais également humanitaires. Ce conflit éprouve la capacité de la Russie à maîtriser son espace Nord-Caucasien, déjà fragilisé par les événements du Sud, et risque de compliquer la négociation d’un compromis pacifique et durable dans la région.
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Alexey Mayorov
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Contributeur du JBC
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